« Faire rentrer un garçon ici, c’est mission impossible !». Aïcha, la tête plongée dans ses livres de droit des affaires, soupire. Quand elle est arrivée l’année dernière à la résidence universitaire de Saint-Leu (Amiens), elle savait que les chambres étaient réservées aux filles. Mais elle ignorait que les garçons ne pouvaient même pas franchir le pas de la porte du bâtiment.
Cette règle n’est écrite nulle part. Elle se transmet tacitement de génération en génération depuis 1964, date de l'inauguration de la résidence. Quatre ans plus tard, la demande de mixité dans les logements universitaires a été l'étincelle qui a déclenché mai 1968 : la légende raconte que l'intrusion des garçons dans le bâtiment des filles à Nanterre (Hauts-de-Seine) fut provoquée par Daniel Cohn-Bendit, l'un des leaders du mouvement, qui voulait rejoindre sa petite amie. Dans les deux décennies qui ont suivi, toutes les résidences gérées par le CNOUS (Centre national des œuvres universitaires et scolaires) ont été ouvertes aux filles et aux garçons. Pas celle de Saint-Leu.
Pourquoi ? Personne ne semble vraiment savoir. « La résidence est restée hors du temps car les espaces sanitaires sont communs », avance Jean-Luc Hembise, le directeur du CROUS d'Amiens. Des filles et des garçons allant aux toilettes et prenant leurs douches dans la même pièce ? Impensable, d’autant plus que, dans les cabines de douche, la seule cloison pour se protéger des regards est un fin rideau bleu marine.
La rénovation du bâtiment n’a cessé d’être reportée: « Le bâtiment vieillit bien, regardez, il n’est pas abimé, les sols brillent », justifie Céline Minet, la directrice de la résidence, en passant devant des salles décrépies avec des meubles en formica et une cabine téléphonique grandeur nature coincée entre l’évier et le placard, dans la cuisine du premier étage. « Il n’y avait pas de portable avant », glisse-t-elle, comme pour s'excuser de cette impression persistante d'avoir fait un voyage à rebours du temps.
La cabine téléphonique dans la cuisine de la résidence Saint-Leu. Crédit photo: Anaïs Moutot
Se promener en pyjama
En réalité, la situation a perduré pour permettre à des étudiantes, dont la culture d'origine ne favorise pas la mixité, de se loger. A Saint-Leu, 41% des 197 résidentes sont étrangères. Elles viennent du Sénégal, du Maroc, de Mauritanie, de Djibouti, de Tunisie ou de Chine pour étudier en France. Parmi les Françaises, beaucoup sont filles d'immigrés.
Sans sanitaires privatifs, la plupart d’entre elles ne s’imaginent pas vivre ici avec des garçons. Divya, 21 ans et une voix d’enfant, pense que l’absence de mixité est le « plus grand avantage de cette résidence. Cela nous donne une grande liberté : je peux me promener en pyjama, me sentir chez moi. Si c’était mixte, je ne sortirais pas de ma chambre », dit-elle. Elle souhaite même que le personnel soit entièrement féminin : « Le matin, des hommes passent parfois pour déboucher les lavabos ou changer les ampoules. Quand je prends ma douche, c’est gênant ».
Divya, l'une des locataires de la résidence Saint-Leu. Crédit photo: Anaïs Moutot
Divya est française mais ses parents sont indiens. Elle évoque une « pudeur » propre à sa culture hindoue mais aussi à celles des résidentes d’autres origines. Ying, étudiante chinoise en première année d’économie, trouve naturel de vivre dans une résidence réservée aux filles : c’est la règle dans son pays.
Cheveux courts teints en orange pétant, Céline Minet, la directrice, est une petite femme dynamique. Elle veille sur « ses » 197 « filles » réparties sur quatre étages. Un brin gênée, elle estime qu’« on ne peut pas mélanger les sexes et une culture des origines très forte. Quand les papas ou les grands frères viennent les installer, la première chose qu’ils vérifient est qu’il s’agit bien d’une résidence seulement pour filles. Ils se disent : pas de garçon, pas de tentation», raconte-t-elle.
Surveillance 24 heures sur 24
Parents rassurés, mais aussi « sentiment d’être en sécurité ». C’est pour cette raison qu’Angélique, le corps noyé dans une polaire informe, ses longs cheveux blonds attachés en queue de cheval, apprécie de vivre ici. La résidence est surveillée 24 heures sur 24, l’accès contrôlé. Dans la minuscule loge à droite de la porte d’entrée, Marie-France, Véronique et Michèle surveillent à tour de rôles les allées et venues. Vers 20 heures, des veilleurs de nuit prennent le relais.
La cuisine de la résidence Saint-Leu. Crédit photo: Anaïs Moutot
Angélique refuse de dire son âge. C’est la plus ancienne résidente : elle vit ici depuis presque dix ans, alors que la durée moyenne de séjour est de trois ans. Difficile de savoir ce qu'elle a fait pendant ce laps de temps. Elle évite la question, mentionnant juste qu'elle est en deuxième année d'informatique, après avoir obtenu une licence de biologie. Angoissée par les bars aux alentours, elle critique les jeunes d’aujourd’hui qui « brandissent l’alcool comme un trophée dans les rues ». Elle a peur, mais ne dit pas vraiment de quoi. Pour elle, le monde extérieur est dangereux, c’est une évidence. Angélique aime cette atmosphère cotonneuse, où « les filles sont studieuses ».
Les couloirs sont très calmes et les étudiantes sortent peu. Divya va très rarement au cinéma, elle préfère étudier la biologie dans sa chambre. « J’adore ça » dit-elle. Après avoir raté deux fois le concours de médecine, elle étudie désormais les sciences et vie de la terre. Des post-its où est écrit « Mention très bien ! Travaille dur et reste concentrée» sont épinglés un peu partout dans sa chambre, à côté de photos de sa sœur et d’elle, enfants.
Jihène, Maroua, Malek et Mounia, quatre locataires de la résidence Saint-Leu. Crédit photo: Anaïs Moutot
Cette atmosphère de pensionnat ne fait pas l’unanimité. Jihene, 24 ans, vivait l’année dernière dans une résidence mixte. « Quand il y a des mecs, il y a de l’ambiance, c’est la fête dans les couloirs ! », regrette-t-elle. Avec ses copines Maroua, Malek et Mounia, elles ont demandé à vivre à Saint-Leu avant tout pour le loyer : « C’est la résidence la moins chère d’Amiens : on paye 162 euros par mois», explique Jihène. Le taux de pauvreté à Amiens était de 25% en 2011, selon
la dernière étude du Centre d'observation et de mesure des politiques sociales (Compas).
Garçons sautant par la fenêtre
Dans la salle informatique, où sont installés quatre énormes ordinateurs du début des années 1990, Aïcha révise ses cours de droit. « Quand mon père vient, il ne peut pas rentrer », déplore-t-elle. « Si j’avais su, je n’aurais pas candidaté ». Avant de venir faire son master de droit ici, elle étudiait à la faculté de droit de Rabat : « Dans ma résidence universitaire, les filles et les garçons vivaient séparément, mais il y avait une grande cour, une salle d’études et une salle télé, où l’on pouvait se retrouver ».
La salle informatique de la résidence Saint-Leu. Crédit photo: Anaïs Moutot
Aïcha a un petit ami qui vit à Paris. Elle est donc « obligée » de faire l’aller-retour pour le voir. Quand il vient à Amiens, « on va au café… pour discuter », assure-t-elle en souriant. D’autres sont moins sages, raconte la directrice: « On voit des garçons sortir en sautant par les fenêtres le matin ». Et d’égrener « les stratagèmes mis en place par les filles pour distraire l’agent d’accueil, comme demander quelque chose à la loge pendant que le garçon monte discrètement les escaliers ». Passé cette étape, ses chances de survie sont courtes. « Si une fille voit un garçon dans les étages, elle vient nous le dire, et il va descendre vite fait bien fait ! », assure la directrice. Le droit de visite du sexe masculin se limite à deux cas : emménagement et déménagement.
D’ici deux ans, la résidence devrait être rénovée, les cloisons entre deux chambres détruites pour créer des studios de 20m2 avec douche et W.C. Les garçons pourront alors faire leur entrée. Ce sera la première fois… ou presque. La résidence Saint-Leu est devenue mixte le temps d’un été, il y a trois ans. Les filles habitaient au 1er et au 2ème étage, les garçons aux 3e et 4e. Résultat : « On ne sait pas ce qui s’est passé… mais il n’y a pas eu de bébés cette année-là », plaisante la directrice.
Anaïs Moutot
Le Monde, 9/04/14