mardi 21 octobre 2014

Berlin, nouvelle capitale de l’Europe

La trop grande place de l’Allemagne pourrait menacer l’avenir de l’Union.

La chancelière Angela Merkel et son ministre des Finances Wolfgang Schäuble à Berlin, le 22 mars 2013. (Photo Soeren Stache. AFP)

Berlin plutôt que Bruxelles : après le Premier ministre, Manuel Valls, les 22 et 23 septembre, c’est au tour des ministres des Finances et de l’Economie, Michel Sapin et Emmanuel Macron, de faire le voyage en Allemagne pour essayer de convaincre la chancelière Angela Merkel de la pertinence de la politique économique et budgétaire française. Aucune de ces éminences de la République n’a cru bon de se rendre à Bruxelles, alors que c’est là qu’est censée être gouvernée la zone euro. La capitale belge n’est-elle pas le siège de la Commission et de l’eurogroupe, l’enceinte qui réunit les ministres des Finances, dont l’Allemagne est l’un des 18 membres ?

Glissement. En ignorant Bruxelles, Paris reconnaît juste que la réalité du pouvoir est désormais à Berlin. Une étrange capitulation qui n’est pas sans risque pour l’avenir de l’Europe, redoute-t-on à Bruxelles. C’est à la faveur de la crise bancaire de 2008, qui a dégénéré en crise de la dette publique dans la zone euro, que ce glissement de pouvoir a eu lieu. L’Allemagne avait certes des atouts pour s’imposer : elle seule jouit d’une forte confiance des marchés - ceux-ci recherchant toujours le mark derrière l’euro -, ses finances publiques sont en ordre et son économie apparaît comme solide. Mais ce sont surtout les hésitations de la chancelière qui l’ont servi : il est clairement apparu, au fil de la période 2009-2012, que l’euro n’avait qu’une viabilité chancelante sans la garantie allemande. Il a donc fallu en passer par toutes les exigences de Berlin (de la «règle d’or» au renforcement du «pacte de stabilité» en passant par les limites du Mécanisme européen de stabilité ou de l’union bancaire), motivées à la fois par une forte méfiance à l’égard de ses partenaires et par des contraintes politiques et juridiques internes, pour mettre en place un minimum de solidarité financière au sein de la zone euro. Cette architecture a fait du gouvernement allemand l’arbitre des élégances économiques et budgétaires de la zone euro, chacun de ses partenaires ayant pu toucher du doigt ce qu’il en coûtait de ne pas bénéficier de la confiance de Berlin.

Une domination qui est aussi due aux faiblesses françaises, souligne Sylvie Goulard, députée européenne libérale : «La France n’a jamais été capable de tenir les promesses faites à ses partenaires ce qui a nui à sa crédibilité. C’est nous qui avons créé un vide politique.» Et comme la nature a horreur du vide, l’Allemagne occupe l’espace laissé libre par l’Hexagone. Ce n’est pas un hasard si les commissaires du collège présidé par Jean-Claude Juncker - qui devrait prendre ses fonctions le 3 novembre - choisissent massivement du personnel allemand : ils veulent avoir «une ligne ouverte avec Berlin», explique un haut fonctionnaire européen.

«Rupture». Ainsi, le cabinet du président de la Commission est dirigé par un chrétien-démocrate allemand, Martin Selmayr. Même si les équipes ne sont pas encore complètes, on compte déjà 5 chefs de cabinets et 3 adjoints, contre seulement un «chef cab» français (Olivier Bailly chez Pierre Moscovici) et un adjoint. Parmi les conseillers, le déséquilibre est le même. Dans l’administration aussi : 8 directions générales sont aux mains des Allemands contre 4 pour les Français. La France a dû batailler ferme pour garder la direction du Service européen d’action extérieure que la chancelière avait réclamé pour prix de son accord à la désignation, le 30 août, de l’Italienne Federica Mogherini comme ministre des Affaires étrangères de l’UE. Dans les autres institutions, le «leadership allemand est le même», note un diplomate européen. Les secrétaires généraux du Conseil des ministres (l’ex-conseiller diplomatique de Merkel Uwe Corsepius) et du Parlement (Klaus Welle) sont allemands. Le Parlement est quasi devenu la troisième Chambre allemande : c’est de Berlin qu’a été annoncée la reconduction comme président de l’Assemblée du social-démocrate Martin Schulz…

Les Allemands, qui bénéficient de 96 députés, contre 74 pour les Français (et qui n’ont pas élu 24 députés du FN), pèsent de tout leur poids : outre la présidence, ils ont obtenu 2 vice-présidences (une pour la France) et 5 présidences de commission (2 pour la France). Surtout, on compte 32 coordinateurs allemands (les postes clés qui assurent la répartition des tâches) contre 8 Français… Il faut rappeler aussi que la chancelière a réussi à imposer le prochain président de l’Eurogroupe, le ministre espagnol des Finances (le PP étant l’allié privilégié de la CDU), ainsi que le président du Conseil européen, le libéral polonais Donald Tusk.

«On s’approche du point de rupture, craint un haut fonctionnaire européen. Cette domination d’un seul est trop éloignée de l’idéal européen.»«La place qu’occupe l’Allemagne devient insupportable», renchérit un eurodéputé conservateur français :«Il n’y a pas que nous qui nous plaignions, d’autres nationalités trouvent que c’est trop. Le couple franco-allemand ne peut pas être remplacé par Berlin. Une Europe allemande, c’est courir le risque du rejet.»

Libération, 21/10/14
De notre correspondant à Bruxelles JEAN QUATREMER

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