mardi 14 octobre 2014

Comment cinq grands groupes s'approprient la RSE

Hier focalisé principalement sur l’environnement, la RSE a élargi progressivement son champ d’intervention, s’insinuant de plus en plus dans le quotidien de l’entreprise. Après l’avoir souvent considérée comme une contrainte, les « métiers » comprennent aujourd’hui qu’elle peut devenir un levier de progrès. Comme ici chez Airbus, Carrefour, Lafarge, Pernod-Ricard et Solvay. Une enquête Enjeux Les Echos, Octobre 2014.


La RSE, un levier de progrès pour les tenors du CAC40

1) Airbus se mobilise pour ses sous-traitants
Lorsqu’il retarde le paiement d’une facture, un grand groupe ne réalise pas toujours l’impact sur les comptes de la PME sous-traitante. Airbus a pris conscience de cette fragilité. Le géant aéronautique a été le premier signataire en 2010 de la Charte issue des Etats généraux de l’industrie, visant à rééquilibrer les relations entre les grands donneurs d’ordres et leurs fournisseurs. Le texte prévoit en particulier la nomination d’un médiateur chargé de recevoir les éventuelles doléances des partenaires industriels. Grâce à lui, l’avionneur a notamment été prévenu que le niveau d’information accordée sur les plans de charge à venir était insuffisant. « Au titre d’une opération pilote, nous avons proposé à tous nos fournisseurs de rang 1 six mois de visibilité sur les commandes. Avec engagement de leur part de transmettre ces informations à leurs propres sous-traitants », indique Albert Varenne, directeur de la stratégie et de la gouvernance achats, à qui a été confiée la casquette de médiateur.

Pour pousser encore plus loin la démarche, Airbus n’a pas hésité à mettre en place des évaluations inversées. Une fois par an, ce sont donc ses fournisseurs qui jugent sa performance en tant que donneur d’ordres. Cette approche lui a permis d’identifier des attentes insuffisamment prises en compte. Comme, par exemple, le souhait de ces PME d’être davantage accompagnées dans leur développement. Airbus essaye désormais de corriger le tir, en parti-culier via une structure associative paritaire à laquelle il a adhéré : le Pacte PME. Sa finalité : favoriser la « fabrication » d’entreprises de taille intermédiaire (ETI) en France. Avec d’autres comme EDF, Total, Thales, Alstom ou Safran, l’avionneur a donc entrepris de jouer les « accélérateurs de business » auprès de certains fournisseurs. Le fabricant de tentes de grandes dimensions BHD a ainsi pu profiter d’un contrat avec Airbus Hélicopters pour la fourniture de hangars mobiles. « En élargissant l’assiette industrielle de ces PME, nous les rendons plus résilientes aux aléas conjoncturels et diminuons, par la même occasion, notre niveau de risque à travailler avec elles », précise Albert Varenne.

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2) Carrefour s’attaque au gaspillage alimentaire
En France, 20% des aliments achetés sont jetés sans être consommés. Ce qui représente 90 kg de déchets par an et par habitant. Un gâchis qui émeut de plus en plus l’opinion publique. Et oblige les enseignes de distribution à réagir. Carrefour a pris le taureau par les cornes et fait de la lutte contre le gaspillage, un des grands axes de sa politique de développement durable. Déchets organiques, emballages, consommation d’énergie… l’enseigne agit sur tous les tableaux. Le groupe de distribution a notamment entrepris de revoir ses dates limites de consommation (DLC). Des tests microbiologiques ont ainsi permis de rallonger la durée de consommation de 51 références. Carrefour a par ailleurs supprimé les dates limites d’utilisation optimale (DLUO) sur des produits comme le sel, le sucre ou le vinaigre où elles étaient semble-t-il inutiles. De quoi éviter qu’ils ne finissent trop rapidement dans nos poubelles.L’enseigne s’est aussi attelée à limiter les dégâts en magasin. Depuis plus d’un an, les produits approchant de leur DLC font l’objet de promotions. Les chefs de rayons pratiquent aussi désormais le « délotage » sur les fruits et légumes. Au lieu d’être jetés, les articles un peu abîmés sont rassemblés dans de nouveaux lots et vendus moins chers.

Enfin, lorsqu’ils arrivent à trois jours de leur DLC, les articles non vendus sont proposés sous forme de dons aux associations caritatives. L’an dernier, Carrefour a ainsi offert 68 millions de repas. Mais en dépit de ce dispositif, l’enseigne produit encore des déchets organiques. Elle tente donc de les valoriser via un processus de méthanisation. Le gaz produit a vocation à être réutilisé comme combustible pour des camions de livraison. Un test réalisé sur trois véhicules s’est avéré satisfaisant. Le potentiel existe pour plusieurs dizaines de camions. Parallèlement, le distributeur a travaillé à l’optimisation de ses tournées de livraison. Côté magasin, Carrefour a produit un gros effort sur la consommation d’énergie des meubles réfrigérés, en utilisant notamment de nouveaux procédés produisant du froid à base de fluides fluorés moins nocifs pour la couche d’ozone. La réduction des emballages figure également parmi les priorités du groupe. Désormais, tous les chefs de produits sur les marques propres sont interpellés sur le sujet. « Les idées peuvent venir éga-lement des fournisseurs que nous impliquons dans notre stratégie antigaspi », souligne Bernard Swiderski, directeur du développement durable. Témoin ce fabricant de quiches surgelées qui a réussi à supprimer les barquettes en aluminium dans lesquelles elles étaient cuites et emballées.

3) Lafarge se nourrit des critiques d’experts

« Pas assez vite, pas assez loin. » C’est, en substance, ce qui se dégage des commentaires émis par le panel d’acteurs de la société civile invités par Lafarge à évaluer sa politique de développement durable. Ces neuf experts indépendants ou affiliés à de grandes organisations comme le WWF, Care, l’Internationale des travailleurs du bâtiment et du bois ou l’African Center for Economic Transformation, n’hésitent pas à aborder les sujets qui fâchent dans le rapport annuel. Ils se disent « déçus de constater que le nombre d’accidents mortels n’a pas baissé » et « préoccupés par la persistance de conflits avec une minorité substantielle de communautés résidant autour des sites ». Ils demandent à en savoir plus « sur les solutions prévues pour réduire les émissions de mercure » mais aussi « sur la méthode d’évaluation de la chaîne d’approvisionnement ainsi que sur la lutte contre la corruption », voire « sur les mesures correctives que Lafarge compte engager avec les fournisseurs n’ayant pas répondu à ses attentes ». Bref, de quoi donner du grain à moudre aux équipes. « C’est la preuve de leur liberté de parole », souligne Alexandra Rocca, directeur général adjoint, en charge de la communication, des affaires publiques et du développement durable du groupe.

Si le cimentier a choisi de se mettre volontairement sous contrainte, c’est pour être aiguillonné. A défaut d’être confortable, le dispositif crédibilise sa démarche de développement durable. Le panel l’aide à maintenir le cap. De fait, l’une des deux réunions annuelles se déroule en présence du président et du comité exécutif. Preuve que les remarques et autres questions de ces « critical friends » sont entendues au plus haut niveau. Les experts ont notamment contribué à sensibiliser le groupe sur la qualité des relations avec les communautés locales dans les pays émergents. « Nous sommes passés d’une approche caritative à la volonté de participer au développement économique des zones autour de nos usines », explique Alexandra Rocca. Ainsi en Ouganda, Lafarge a contribué à créer une filière de culture du café, dont les déchets agricoles servent de combustible aux cimenteries. Même principe appliqué au Kenya, mais avec une exploi-tation sylvicole. Le panel a aussi beaucoup pesé pour que le groupe accentue ses efforts de recyclage du béton. Le message est passé, puisque le cimentier s’est donné pour objectif de porter à 20% d’ici à 2020, la part de ce type de béton dans ses ventes.

4) Pernod Ricard éclaire son lobbying

Glisser une petite enveloppe à un douanier pour éviter que sa marchandise ne reste pas immobilisée trop longtemps… Un geste auquel cèdent encore beaucoup d’exportateurs mais que le groupe Pernod Ricard s’interdit, conformément aux recommandations de Transparency International (TI). L’ONG plaide pour une stratégie d’influence plus protocolaire par le biais des autorités consulaires. Adhérant à cet organisme depuis deux ans, le fabricant de spiritueux n’a pas hésité en début d’année à aller plus loin, en signant une déclaration rédigée par la section française de TI dans laquelle il s’engage à pratiquer une forme de lobbying « responsable ». Elles ne sont que sept entreprises à l’avoir fait (Pernod Ricard, BNP Paribas, Crédit agricole, La Poste, L’Oréal, La Française des jeux et Tilder). Preuve que le sujet est encore émergent en France.

Ce n’est en effet que depuis octobre 2013 que l’Assemblée nationale a mis en ligne un « registre de transparence » dans lequel les lobbyistes – appelés pu-di-quement « représentants d’intérêts » – sont invités à se dévoiler. Un dispositif inspiré du modèle bruxellois qui existe depuis plus de dix ans. A l’époque, Pernod Ricard avait été l’un des premiers groupes à s’y soumettre. Dans sa fiche, on apprend notamment que le groupe mobilise aujourd’hui six personnes pour ses actions de lobbying européen et dispose d’un budget de près de 1 million d’euros. Aux Etats-Unis, où les pratiques sont encore plus encadrées, les entreprises sont tenues de remettre des rapports trimestriels au Congrès.

« Si la France est en retard dans ce domaine, c’est sans doute que pour beaucoup d’entreprises ce type d’actions reste l’apanage des associations professionnelles », analyse Jean Rodesch, en charge des affaires publiques et de la RSE du groupe. Sur les conseils de Transparency International, Pernod Ricard a décidé au contraire d’afficher sur son site ses positions en matière de libre consommation d’alcool, de compor-te-ments à risques, de fiscalité discriminatoire ou de communication. Ce qui peut donner des arguments à ses détracteurs, mais pour Jean Rodesch, cette démarche a le mérite de clarifier les choses tant vis-à-vis de l’extérieur qu’en interne. Le groupe qui s’interdit d’employer d’anciens hauts fonctionnaires a aussi mis en place une formation pour ses salariés sur le lobbying responsable. Inspiré par Patrick Ricard qui conseillait à ses commer-ciaux de « se faire un ami chaque jour », la culture maison invite chaque employé à devenir un peu lobbyiste. Mais le géant des boissons semble veiller à ce qu’elle se diffuse dans le respect d’un code de conduite irréprochable.
5) Solvay labellise ses produits

Quoi de plus impliquant pour un directeur de développement durable que d’agir directement sur son portefeuille de produits ? Solvay s’est doté d’un outil ad hoc baptisé Sustainable Portfolio Management (SPM) lui permettant d’évaluer l’impact de ses 10 000 références selon des critères de responsabilité sociale et environnementale. Déjà 65% du chiffre d’affaires ont été passés au crible du SPM. Mise au point par le groupe belge, la méthodologie a été encore améliorée après le rachat de Rhodia en 2011 et intégrée dans les revues annuelles de toutes les unités de production. Chaque composant fabriqué par le chimiste a vocation à être classé selon une grille de cinq niveaux. Les mauvais élèves sont estampillés « exposed » ou « obstructed ». Les bons, « aligned » ou « star ». Entre les deux, ils peuvent aussi recevoir la mention « neutral ». Ambitieux, le référentiel prend en compte le couple produit/application. Il mesure l’impact ducycle de vie, que la méthode permet de monétiser, et l’usage qui est fait du produit fini. Ainsi, bien que les matériaux commercialisés par Solvay et servant à fabriquer des filtres à cigarettes soient biosourcés et biodégradables, l’entreprise les a tout de même classés « obstructed », au vu de l’impact du tabac sur la santé humaine. Idem pour tous les composants utilisés dans l’industrie nucléaire.

23% du portefeuille est aujourd’hui en dessous de la moyenne. Solvay n’a pas pour autant retiré ces produits du marché. « L’analyse SPM ne vise pas à servir de couperet, indique Jacques Kheliff, directeur du développement durable. C’est un outil de pilotage qui doit permettre aux managers de faire des choix informés. » L’objectif final est bien sûr de peser sur l’activité en augmentant la part des produits labellisés « star ». Pour mériter ce classement, une référence doit apporter un bénéfice significatif et mesurable dans au moins un domaine listé par le référentiel et établi avec l’appui de consultants extérieurs. Et afficher un taux de croissance de 10%, prouvant que la solution est bien en phase avec son marché. A ce jour, 9% du portefeuille a décroché ce label, mais le groupe vise les 20% pour 2020. Parmi les produits adoubés : un revêtement pour poêles à frire sans perturbateurs endocriniens, un polymère haute performance utilisé en aéronautique pour alléger les pièces de structure, ou encore un autre polymère pour des applications de grande consommation, fabriqué à partir de matières premières renouvelables comme l’huile de ricin.

Au début, les patrons des unités de production étaient réticents à l’égard de cette méthode d’évaluation. Aujourd’hui, ils sont très demandeurs. Ils ont compris qu’elle leur permettait de toucher du doigt des problèmes qu’ils n’avaient pas forcément identifiés et qui pouvaient déboucher sur des nouvelles opportunités de marché. Convaincu de détenir, avec SPM, un outil opérationnel pour faire avancer la cause du développement durable, la direction de Solvay a décidé de le partager avec d’autres entreprises en dehors du secteur de la chimie. De quoi le rendre encore plus performant. 

Stefano Lupieri
Les Echos, 2/10/14


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