mercredi 12 février 2014

Le « préjudice écologique » pourrait être introduit dans le Code Civil

Le rapport « Pour la réparation du préjudice écologique », rédigé par le professeur Yves Jégouzo, à la demande de Christiane Taubira, a fait dix propositions visant notamment à créer un régime de réparation du dommage environnemental. Décryptage.


Dans un rapport présenté en septembre dernier à la Ministre de la justice, le professeur Yves Jégouzo a préconisé un ensemble dix mesures visant à renforcer la prévention et à créer un régime de réparation du « dommage environnemental ». Autant dire que les entreprises n’ont pas été très enthousiastes face à ces propositions, qui intègrent notamment une « amende civile » pouvant représenter jusqu’à 10 % de leur chiffre d’affaires mondial hors taxes (Proposition n°10) et introduit la possibilité d’actions en justices multiples, émanant d’acteurs très variés (Proposition n°3).

La définition du « préjudice écologique pur » selon le rapport Jégouzo

« Le préjudice que nous envisageons est celui qui est fait à la nature, aux écosystèmes, à la qualité des sols, etc., indépendamment des répercussions d’ordre patrimonial », a indiqué Yves Jégouzo, le 23 octobre 2013, à l’Assemblée Nationale, face à la Commission du développement durable et de l’aménagement du territoire. Il a précisé par ailleurs que « sont exclues les réparations au titre des préjudices à la personne, à la santé, au patrimoine, qui relèvent des articles 1382 et 1384 du code civil. Après quelques discussions, nous avons choisi d’écarter également le préjudice moral ».

Levée de boucliers contre un nouveau système

De fait, la réponse des entreprises n’a pas tardé, à travers le Medef, l’Afep (Association française des entreprises privées) et l’Amrae (association pour le Management des risques et des assurances de l’entreprise), tandis que les assureurs prenaient la parole à travers la Fédération Française des Sociétés d’Assurance. Une véritable levée de boucliers, tous estimant qu’il aurait mieux valu améliorer les textes actuellement en vigueur (et notamment la loi de responsabilité environnementale, dite « LRE »), plutôt que de mettre en place un nouveau système.

Complexité supplémentaire pour les entreprises

Ainsi, le Medef estime-t-il que « cette réforme serait le contraire d’une mesure de simplification du droit. Elle procéderait par ajout de strates légales et réglementaires, renforçant le manque de lisibilité du droit de l’environnement et serait source de complication pour les entreprises ». L’association juge également que « plusieurs des propositions du rapport sont particulièrement préoccupantes en termes de simplification, de sécurité juridique et de prévisibilité. Il en est ainsi notamment de la création d’un fonds d’indemnisation et de la création d’une amende civile ». De son côté, dans sa « note de position » publiée fin novembre, l’Amrae déplore que les auteurs du rapport Jégouzo n’aient pas « étudié la possibilité d’apporter des aménagements et améliorations au régime de la LRE (par exemple couvrir les habitats et espèces protégées hors Natura 2000) ». Et l’association « s’oppose à l’introduction d’un régime civil de la réparation du dommage environnemental », estimant que ce régime se ferait « au détriment d’une réelle efficacité de la réparation » et « créerait une insécurité juridique ».

Faute grave et subjectivité

Répondant point par point aux dix propositions du rapport Jégouzo, l’Amrae juge notamment que l’amende civile « n’est pas justifiée », soulignant en outre, que « il est d’évidence que les montants considérés sont susceptibles d’avoir des impacts considérables sur la pérennité de l’exploitant ». Certes, cette annonce s’appliquerait « en cas de faute grave et intentionnelle » mais, souligne Nathalie Clerc, présidente de la Commission Environnement de l’Amrae, et qui a initié et conduit le groupe de travail de l’Amrae sur le Rapport Jégouzo, « cette notion est très subjective : au titre des paramètres à prendre en compte, la "volonté de réaliser des économies" est explicitement citée ».

Les 10 propositions du rapport Jégouzo

1/ Définir le préjudice écologique et créer un régime de réparation du dommage environnemental dans le Code Civil
Via l’intégration dans le Code Civil d’un cadre juridique de la responsabilité environnementale, spécifiant que « est réparable le préjudice écologique résultant d’une atteinte anormale aux éléments et aux fonctions des écosystèmes ainsi qu’aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement ».

2/ Renforcer la prévention des dommages environnementaux
Souhaitant « améliorer, favoriser et sécuriser les actions de prévention des dommages causés à l’environnement », le groupe de travail propose l’insertion de deux articles, prévoyant que « les dépenses exposées pour prévenir la réalisation imminente d’un dommage, en éviter l’aggravation ou en réduire les conséquences puisse donner lieu au versement de dommages et intérêts, dès lors qu’elles ont été utilement engagées ». Et, par ailleurs, que « indépendamment de la réparation du dommage éventuellement subi, le juge puisse prescrire les mesures raisonnables propres à prévenir ou faire cesser le trouble illicite auquel est exposé l’environnement ».

3/ Ouvrir largement l’action en réparation du préjudice écologique
Le groupe de travail « estime qu’il faut ouvrir largement l’action en matière de préjudice écologique en respectant ainsi les engagements internationaux de la France ». Il propose donc que « l’action en réparation des préjudices écologiques visés à l’article 1386-19 soit ouverte à l’Etat, au ministère public, à la Haute autorité environnementale [ou au Fonds de réparation environnementale], aux collectivités territoriales ainsi qu’à leurs groupements dont le territoire est concerné, aux établissements publics, fondations et associations, ayant pour objet la protection de la nature et de l’environnement ». 

4/ Créer une haute autorité environnementale garante de la réparation
Le groupe de travail souhaite « la création, dans le Code civil, d’une autorité administrative indépendante garante du respect de l’environnement ». Autorité qui aurait « une mission générale d’évaluation, de régulation et de vigilance quant à la prévention et la réparation des dommages causés à l’environnement ».

5/ Prévoir des règles de prescription spécifiques
En portant de 5 à 10 années la prescription de « l’action en responsabilité tendant à l’indemnisation des préjudices réparables (…) à compter du jour où le titulaire de l’action a connu ou aurait dû connaître la manifestation du dommage causé à l’environnement ».
6/ Spécialiser le juge de la réparation du dommage environnemental
« Afin de spécialiser des juridictions de première instance et d’appel en matière de responsabilité environnementale », le groupe de travail propose qu’au « sein de chaque tribunal de grande instance et de chaque cour d’appel (…), le procureur général et le premier président, désignent respectivement un ou plusieurs magistrats du parquet ou du siège (…) pour exercer les compétences relatives à la réparation des atteintes à l’environnement ».
7/ Créer les conditions d’une expertise spécialisée et indépendante en matière environnementale
Considérant que « le contrôle de la compétence et de l'impartialité des experts, la maîtrise des frais d'expertise et la recherche de solutions innovantes concernant la prise en charge de la consignation et des frais d'expertise constituent des priorités », le groupe de travail propose la mise en place d’une liste d’experts, adhérant à une charte de déontologie et pouvant être financés par le Fonds de réparation environnementale (créé par la proposition n° 9).
8/ Consacrer le principe de la réparation en nature du préjudice écologique
Le groupe de travail affirme « le principe selon lequel la réparation du préjudice écologique se fait par priorité en nature » mais propose que, « en cas d’impossibilité, d’insuffisance ou de coût économiquement inacceptable d’une telle réparation, le juge alloue desdommages et intérêts affectés à la protection de l’environnement ». Dommages et intérêts qui seraient alloués à un « Fonds de réparation environnementale [ou à la Haute autorité environnementale] à des fins exclusives de réparation environnementale ».
9/ Créer un fonds de réparation environnemental
Le groupe souhaite « la mise en place d’une structure dédiée, qui pourrait aussi être abondée par le produit des amendes civiles et d’autres condamnations », et propose de la dénommer « Fonds de réparation environnementale ».
10/ Consacrer l’amende civile.
« Afin d’obtenir un effet dissuasif effectif », le groupe de travail propose « d’introduire un système d’amende civile dissuadant les potentiels auteurs de dommages environnementaux et permettant, en partie, de financer les coûts de réparation ». L’amende viserait « l’auteur du dommage ayant commis intentionnellement une faute grave, notamment lorsque celle-ci a engendré un gain ou une économie pour son auteur ». Si le responsable est une personne morale, cette amende « peut être portée à 10 % du montant du chiffre d’affaires mondial hors taxes ».

Source : Les Echos, 10/02/2014

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