mercredi 2 septembre 2015

Travail : le code passé de mode ?

DÉCRYPTAGE

Accusée par le patronat et le gouvernement de peser sur l’emploi, la législation française, certes complexe, n’est pas la plus rigide de l’UE. 

Le code du travail a été créé au début du XXe siècle pour protéger les salariés.
Un code du travail «si complexe» qu’il en est devenu «inefficace», des salariés qui «ne connaissent plus leurs droits» et ne «sont donc plus protégés», quand ils ne sont pas «livrés à eux-mêmes» : Manuel Valls a sonné la charge, dimanche, à l’université d’été du PS, contre le droit du travail, objet de la prochaine grande réforme sociale du gouvernement (lireLibération de vendredi). Entre les lignes, pourtant, c’est moins le souci de mieux protéger les salariés qui semble animer l’exécutif que celui d’assouplir une législation perçue comme un obstacle au développement de l’emploi. Le code du travail, responsable du chômage ?

«L’objectif, en 1919, lors de la création de l’Organisation internationale du travail [OIT], était de construire un droit du travail mondial afin d’assurer la paix», rappelle Emmanuel Dockes, professeur de droit à l’université Paris-X. Avec l’idée que les inégalités sociales sont sources de conflits nationaux susceptibles de dégénérer en conflits entre nations, voire en révolution (notamment en Russie en 1917). «Il fut même question, à un moment donné, d’inscrire la journée de huit heures dans le traité de Versailles», rappelle Dockes. Le patronat a alors dû accepter des «règles de protection» mais aussi de «bienséance», afin«d’assurer des conditions d’existence décentes pour les salariés». Or «le débat aujourd’hui sur le code du travail s’ouvre dans un contexte à nouveau violent, avec une montée des extrêmes plutôt inquiétante, prévient Dockes. Il faut faire attention de ne pas jouer avec le feu.» D’autant que la mission d’origine du droit du travail a depuis été oubliée au profit d’un rôle qui n’a jamais été le sien : développer l’emploi.

«Depuis trente ans, nos gouvernants sont convaincus que [le droit du travail] est responsable du chômage et que, pour arriver à modifier la situation, il faut changer la loi, explique Antoine Lyon-Caen, auteur du livre le Travail et la Loi avec Robert Badinter. On la surcharge de missions économiques et sociales. Et, bien sûr, à chaque fois, c’est un échec. D’où une perte de valeur symbolique de signification [du droit du travail].»

Un droit du travail qui freine le développement de l’emploi, c’est précisément la position du patronat et, désormais, du gouvernement. «Dans les grandes entreprises, ce n’est pas le cas, assure Jean Néret, professeur en droit à Paris-XII Créteil et avocat en faveur de la partie patronale. Mais pour les PME, si, c’est même accablant. Les prud’hommes, notamment, sont devenus une loterie, qui font vivre les petits patrons sous la menace permanente d’une condamnation. Et certains jugements ont conduit des petites entreprises à déposer le bilan. Il faut faire en sorte que le droit du travail ne soit plus un épouvantail pour eux, car c’est assez paralysant, et ça peut avoir, au final, un effet négatif sur l’emploi.» Un phénomène marginal, selon Dockes. «Ceux qui n’embauchent pas laissent le marché à ceux qui ont le courage de se développer», estime celui qui réfute tout lien entre droit du travail et chômage.

Selon l’ODCE, en effet, le lien entre législation et emploi est loin d’être évident. Et reflète surtout un choix de société. Forte d’un taux de 5 % de chômage, l’Allemagne est ainsi, et contrairement aux idées reçues, l’un des pays de l’UE qui protège le mieux ses salariés permanents. Avec, dans cette catégorie, un indice de protection (défini par l’OCDE) de 2,98 - l’un des plus élevés -, contre 2,82 pour la France (10 % de chômeurs) ou 2,28 pour l’Espagne (23 % de chômage). En revanche, l’Allemagne a un indice de protection très bas (1,75) pour les travailleurs temporaires tandis que la France affiche un indice de 3,75. Faut-il néanmoins baisser le niveau de protection des salariés ? «Attention, cela fait déjà trente ans que le code est revu régulièrement à la baisse pour les salariés, prévient Dockes. On a même atteint des points tellement bas dans certains secteurs comme la flexibilité du temps de travail ou les CDD qu’on est désormais régulièrement condamnés par les juridictions européennes. Et, pourtant, les critères sont loin d’être élevés…»

Peu néfaste pour l’emploi, mais néanmoins complexe : c’est la thèse défendue par Lyon-Caen et Badinter qui évoquent un texte perçu comme «une forêt trop obscure et hostile pour qu’on s’y aventure». Premières victimes de ce droit «atteint d’obésité» : les salariés et les petits entrepreneurs qui «peinent à en avoir l’intelligence et la compréhension». Le droit du travail devient alors une affaire de praticiens, estiment les adeptes de sa nécessaire simplification. D’où la proposition des deux auteurs de lui rendre «clarté et crédibilité» en le réduisant à 50 grands principes de base.

Les détracteurs du livre dénoncent, eux, un glissement dangereux : du simple élagage, jugé tout juste utile par certains, l’ouvrage flirte avec une remise en cause plus radicale des droits effectifs des salariés. «Certes des allégements s’imposent»,reconnaît Jacques Le Goff, professeur émérite de droit. Notamment avec le volet sur la durée du travail, qui regrouperait pas moins de 200 articles. Ou encore la question du temps partiel. Mais la proposition de Badinter et Lyon-Caen, jugée trop radicale, risque d’aboutir à «un droit du travail totalement ramolli». Et, au final, plus compliqué, puisqu’elle renforcerait la jurisprudence. D’autant que cette complexité est due au patronat, qui n’a cessé d’exiger «des exceptions à la règle, dans le but de la vider d’une partie de sa substance», selon Emmanuel Dockes. Même s’il faut nuancer sa complexité : «Le droit fiscal, le droit commercial ou celui de l’immobilier le sont tout autant. Ce n’est pas spécifique au droit du travail.» Que faire alors ?«Inventer un nouveau droit, délesté de ses multiples dérogations.» Car l’actuel ne pourra pas, selon lui, être simplifié à droit constant.

C’est la nouvelle marotte du Premier ministre, qui l’a remise sur la table dimanche : «Nous devons donner plus de latitude aux employeurs, aux salariés et à leurs représentants pour décider eux-mêmes de leur politique de formation, d’organisation du travail […] par des négociations au plus près de leurs besoins.» Ces orientations devraient être reprises par le rapport Combrexelle, remis dans les prochains jours, chargé de proposer des pistes d’«élargissement de la place de l’accord collectif dans notre droit du travail». Le but : donner davantage de «souplesse» aux entreprises et garantir des droits «plus assurés»grâce à un «dialogue social redynamisé», selon Valls. Un jeu à sommes égales, selon Jean Néret : «Il faut trouver des concessions réciproques. Mais chaque fois qu’il y a accord, je constate que cela ne met pas en péril les salariés.» Pas si sûr, selon Le Goff, pour qui la proposition, «séduisante en théorie, peut s’avérer calamiteuse en pratique». Le risque : un éclatement du droit. «Cela voudrait dire que dans chaque entreprise, un inspecteur du travail devrait demander quel droit s’y applique.»

Le patronat, de son côté, pourrait en sortir comme le grand gagnant. «Il a tout intérêt à ce que la norme soit fixée au plus près de sa zone de puissance, c’est-à-dire l’entreprise, là où la menace sur l’emploi est directe, ajoute Emmanuel Dockes. Or la logique, poussée jusqu’au bout de ce discours sur le particularisme, c’est de parvenir, in fine, à négocier au niveau du contrat de travail lui-même. Avec un déséquilibre encore plus important en défaveur du salarié.»

Pour que les accords d’entreprise soit profitables aux employés, un rapport de force équilibré est donc nécessaire, notamment au sein des PME. «Sauf qu’il n’existe pas, s’inquiète Le Goff. C’est pourquoi une articulation entre accord de branche et d’entreprise est nécessaire. Rappelons que, dans le privé, 5 % des salariés sont syndiqués, et que la France compte 85 % de TPE.» Sans oublier les nouvelles catégories de travailleurs - autoentrepreneurs, indépendants, salariés en portage ou avec une activité intermittente -, plus précaires, qu’il va falloir protéger sans pour autant tirer vers le bas le niveau de protection des salariés «classiques». C’est même le grand défi du droit du travail de demain : s’adapter aux nouvelles modalités du travail, celles issues notamment de l’économie numérique - ubérisée.

Libération, le 1/09/15

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